Autoportrait

La graine a été plantée très tôt : enfant, on m’a lu des histoires à foison, en mettant le ton et avec beaucoup d’affection. Câlins et lectures rythmaient les journées comme autant de rituels rassurants et stimulants. J’avais mes livres préférés, aujourd’hui je reconnais encore leur usure particulière. On m’a raconté de façon répétée des livres, on les a regardés avec moi, nous en avons parlé. Je me souviens de Boucles d’Or et les 3 ours, du pauvre loup de Marlaguette mais aussi du grand livre avec des milliards de visages à travers le monde. Je me souviens aussi des comptines, des chansons, des jeux avec les mots pour les faire rimer, pour les détourner. Du plaisir partagé plein d’impertinence et d’inventivité.

La graine est devenue une jeune pousse : petite, j’ai aimé faire comme les grands. J’ai lu avec sérieux sur le banc à l’ombre à l’heure de la sieste. J’ai aimé le sérieux et le calme qui accompagnait ces moments. J’ai aimé sentir grandir la connivence avec les adultes, le partage. On m’a offert des livres, parfois trop sérieux – trop grands encore- et très ennuyeux mais c’était déjà une forme de confiance qui m’a fait grandir. Dans les yeux des adultes j’ai vu qu’en lisant je devenais quelqu’un avec qui on avait envie de parler. J’ai vu que je pouvais surprendre. Je me souviens des deux visites hebdomadaires à la bibliothèque municipale, des échanges avec les « dames de la bibliothèques » à la recherche des livres que je n’avais pas lus. Je me souviens de la première fois où elles m’ont conseillé d’aller chercher « chez les grands ». Je me souviens des livres de Susie Morgenstern et des Trois mousquetaires.

La jeune pousse est devenue un arbuste : ado, j’ai lu avec avidité pour grandir, comprendre et m’émouvoir. Pour m’approprier les idées, pour m’enrichir des histoires et des vies des autres. J’ai lu sur tout mon temps libre, en surlignant les phrases marquantes, en relevant les citations. J’ai lu en secret, en en parlant peu, pour être sûre que cet endroit était à moi avant tout. J’ai lu ce qui était à la mode, pour voir. J’ai lu dans des quantités que j’ai dissimulées pour ne pas me faire remarquer par les gens de mon âge. J’ai lu et cela m’a tout de même éloigné d’eux. J’ai lu et on m’a qualifié, sans beaucoup d’amitié, d’ « intellectuelle ». Je me souviens de ma rencontre avec Hadrien, avec les poèmes de René Char, avec la science-fiction. J’ai lu sous le regard bienveillant de mes parents et sans qu’ils ne se mêlent de ce que j’aimais. Ils m’ont toujours donné l’argent nécessaire pour acheter le livre que je voulais et qui n’était pas à la bibliothèque. Le livre était un besoin qu’on ne discutait pas.

L’arbuste est devenu un arbre : adulte, je lis pour m’évader, pour approfondir et mieux connaître ce qui m’intéresse et que j’aime, pour progresser dans ce que je suis, pour affirmer qui je suis. La lecture est mon sport, ma méditation et ma chambre à moi. Je lis, avec des crises de boulimie, pour me nourrir, combler un manque, m’apaiser, rester vivante. Je lis et je sors des contraintes du monde, du rythme effréné de ma vie. Je lis dans les transports, dans le lit, dès que je dispose de temps pour moi. Je lis d’une façon que les gens autour de moi ne comprenne pas toujours, qui leur parait excessive. Je note mes lectures dans un carnet puis sur mon compte Instagram pour faire des photos régulièrement et pour partager avec des gens que je ne connais pas. J’ai des discussions passionnées avec des lecteurs que je n’ai jamais vus, je découvre des livres par des chemins détournés. Je trace aussi mon sillon de lectrice en choisissant de me concentrer parfois sur une thématique ou un type de livre.

L’arbre a aussi des fruits : en tant que parent, je lis à mon tour à voix haute tous les soirs pour transmettre ce que l’on m’a donné. J’emmène mes enfants à la bibliothèque : notre rituel du samedi m’est précieux – bibliothèque puis crêpes. Je chéris nos conversations autour des livres. Avec le grand (14 ans), je découvre les mangas et nous parlons des livres chiants que le collège l’oblige à lire. Avec mon fils de 9 ans nous discutons des derniers rebondissements dans lequel les personnages se sont trouvés, je redécouvre Narnia. Avec ma fille de 3 ans, on commente les dessins, on imagine la suite et on pouffe devant les bêtises des personnages. J’écoute leurs avis, je leur achète des livres : nos virées chez Gibert en famille de 5 sont coûteuses mais surtout délicieuses. Je veux qu’ils puissent à leur tour voir le livre comme un terrain qui s’ouvre, un lieu qui n’est jamais interdit et qu’on arpente à sa façon.

(Autoportrait rédigé à l’occasion d’une initiation à la bibliothérapie – 2019)