La poésie de Francis Ponge

Un #lundipoésie qui revient aux origines : la poésie comme une façon de poser son regard sur le monde…

Hier quelqu’un a lu à voix haute le poème « Le cageot » extrait du Parti pris des choses de Francis Ponge. Cela m’a fait replonger dans ce recueil que j’ai autant aimé que détesté. Il m’a été offert lorsque j’avais 13 ans, à un moment où la poésie était pour moi synonyme de la contrainte scolaire.

Dans les poèmes que j’ai pourtant adoré : « L’orange » dont je vous propose ici le texte…

L’orange

« Comme dans l’éponge il y a dans l’orange une aspiration à reprendre contenance après avoir subi l’épreuve de l’expression. Mais où l’éponge réussit toujours, l’orange jamais : car ses cellules ont éclaté, ses tissus se sont déchirés. Tandis que l’écorce seule se rétablit mollement dans sa forme grâce à son élasticité, un liquide d’ambre s’est répandu, accompagné de rafraîchissement, de parfums suaves, certes, — mais souvent aussi de la conscience amère d’une expulsion prématurée de pépins. Faut-il prendre parti entre ces deux manières de mal supporter l’oppression ? — L’éponge n’est que muscle et se remplit de vent, d’eau propre ou d’eau sale selon : cette gymnastique est ignoble. L’orange a meilleur goût, mais elle est trop passive, — et ce sacrifice odorant… c’est faire à l’oppresseur trop bon compte vraiment.
Mais ce n’est pas assez avoir dit de l’orange que d’avoir rappelé sa façon particulière de parfumer l’air et de réjouir son bourreau. Il faut mettre l’accent sur la coloration glorieuse du liquide qui en résulte et qui, mieux que le jus de citron, oblige le larynx à s’ouvrir largement pour la prononciation du mot comme pour l’ingestion du liquide, sans aucune moue appréhensive de l’avant-bouche dont il ne fait pas hérisser les papilles. Et l’on demeure au reste sans paroles pour avouer l’admiration que suscite l’enveloppe du tendre, fragile et rose ballon ovale dans cet épais tampon-buvard humide dont l’épiderme extrêmement mince mais très pigmenté, acerbement sapide, est juste assez rugueux pour accrocher dignement la lumière sur la parfaite forme du fruit.
Mais à la fin d’une trop courte étude, menée aussi rondement que possible, — il faut en venir au pépin. Ce grain, de la forme d’un minuscule citron, offre à l’extérieur la couleur du bois blanc de citronnier, à l’intérieur un vert de pois ou de germe tendre. C’est en lui que se retrouvent, après l’explosion sensationnelle de la lanterne vénitienne de saveurs, couleurs, et parfums que constitue le ballon fruité lui-même, — la dureté relative et la verdeur (non d’ailleurs entièrement insipide) du bois, de la branche, de la feuille : somme toute petite quoique avec certitude la raison d’être du fruit. »